Orthographe sängö : le choix d'un standard

    Marcel Diki-Kidiri

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    Analyse critique du document de la SIL intitulé

        « Quelques observations faites par la SIL

    sur lesquelles ses recommandations sont basées »

        document rédigé par Mme Elke Karan en avril 1998

Le document de Mme Elke Karan qui date d'avril 1998 a été diffusé ces temps-ci (mai 2006) par Monsieur Eric Niklaus, Directeur de la SIL pour l'Afrique Centrale, dans le cadre du débat soulevé par les propositions de réforme de l'orthographe sängö que j'ai faite cette année à plusieurs organisations centrafricaines concernées par l'usage et la promotion du sängö écrit. Comme ce document constitue le fondement de la position officielle de la SIL dans ce débat, j'en ai fait une analyse critique afin de permettre à tous les partenaires ainsi qu'à toutes les personnes intéressées par ce débat, de se faire une idée juste des problèmes posés et des solutions proposées. Les organisations centrafricaines, réunies autour d'une table ronde, pourront ainsi définir et recommander, en toute connaissance de cause, la solution standard qui leur paraît le meilleur compromis acceptable, sachant que la décision d'une réforme légale de l'orthographe officielle du sängö relève des autorités politiques centrafricaines.

Observations concernant la lecture du sango:

A. L’enseignement de la lecture:

Le code orthographique convient très bien à l’enseignement de la lecture. Les graphèmes retenus sont faciles à apprendre et à utiliser. La notation des tons facilite, pour les apprenants, le déchiffrage des nouveaux mots. Ceci est important pour le développement de la lecture indépendante chez les semi-lettrés et les néo-alphabètes face à des textes jamais rencontrés.

Puisqu’il existe en RCA beaucoup de littérature qui ne marque pas les tons, les animateurs formés par la SIL présentent aussi des textes sans notation des tons aux apprenants. Nous avons constaté que l’absence des tons n’a pas perturbé la lecture chez les nouveaux lettrés.

Conclusion:

La notation des tons n’est pas nécessaire pour les lecteurs expérimentés, mais est une aide pour les débutants.

Observation de MDK: La conclusion aurait pu être formulée comme suit: « La notation des tons est nécessaire pour les débutants et ne gêne pas les lecteurs expérimentés. » Or, telle qu'elle est libellée par Mme Elke Karan, cette conclusion tend à faire croire que la notation des tons est facultative et peut être abandonnée là où elle n'est pas indispensable. Ce qui prépare déjà le terrain pour une interprétation personnelle du décret sur l'orthographe officielle du sängö.


B. L’enseignement de la lecture sans notation des tons:

Quelques organisations ont appliqué l’orthographe officielle dans leur matériel didactique à l’exception des diacritiques qui marquent les tons. Ils ont aussi eu de bons résultats dans leurs classes.

Conclusion:

Bien que les tons peuvent aider les apprenants, leur présence n’est pas essentielle pour la réussite.

Observation de MDK: L'orthographe officielle n'est donc pas appliquée intégralement. Ce qui revient, en réalité, à proposer une orthographe alternative à l'orthographe officielle, car on ne peut pas dire qu'on applique l'orthographe officielle si on ne l'applique que partiellement. Les gens peuvent très bien réussir dans n'importe quelle orthographe du moment qu'ils l'apprennent suffisamment longtemps pour la maîtriser. Ici, la preuve n'est pas faite qu'ils ne peuvent pas réussir s'ils appliquent intégralement l'orthographe officielle.

 

C. Problème des paires minimales:

L’absence de traits distinctifs pour les paires minimales dans les langues à tons peut susciter des confusions chez les semi-lettrés aussi bien que chez les lecteurs expérimentés. Ceci est une entrave à la compréhension des textes et à la lecture courante. L’argument selon lequel le contexte peut enlever l’ambiguïté n’est pas toujours valable, parce que l’indice qui précise le sens apparaît souvent trop loin dans la phrase pour que l’oeil le capte avant de faire une erreur. Pour cela il est très important d’introduire des traits distinctifs pour les mots qui ne diffèrent que par leurs tons. Ces traits distinctifs peuvent être des signes diacritiques qui indiquent les tons, mais pas obligatoirement.

Conclusion:

La notation des tons sur certains mots est utile.

Observation de MDK: L'analyse est tout à fait juste mais la conclusion aurait pu être libellée comme suit : « La notation des tons est tout à fait nécessaire pour discriminer les paires minimales ». Dire que « Ces traits distinctifs peuvent être des signes diacritiques qui indiquent les tons mais pas obligatoirement », c'est suggérer que l'on peut utiliser d'autres méthodes que les diacritiques pour discriminer les paires minimales, ce qui n'est pas du tout autorisé par le décret sur l'orthographe officielle (et c’est aussi ce que j’ai fait en proposant de noter les suites isotones par des lettres). En toute logique, cette déclaration revient à préconiser une réforme de l'orthographe officielle pour permettre à d'autres conventions orthographiques de résoudre la question des paires minimales. Toutefois, il faut être conscient que si on s'engage dans cette voie, on aura à supporter les contraintes suivantes :

  1. Il devient nécessaire de faire la liste complète des paires minimales existant actuellement, afin de décider comment écrire chaque membre de la paire. Parfois il ne s'agit pas d'une paire, mais de trois ou quatre mots monosyllabes qui doivent être distingués. Exemple: kua travail, kuä copain, küä poil, kûâ mort. Autre exemple : de, tomber, main. Si on n'utilise pas obligatoirement les diacritiques pour les distinguer comme le préconise l'orthographe officielle, alors il faut s'entendre sur comment les distinguer par d'autres méthodes et proposer une réforme de l'orthographe officielle. La proposition que j’ai faite pour les suites tonales isotones n’affecte que la première série d'exemples et donne : kua travail, kuä copain, kwa poil, kwâ mort, mais bien d’autres conventions sont possibles. Dans la deuxième série d’exemples, la préposition est utilisé environ 8000 fois dans un texte de 120 pages, contre 10 fois pour le verbe et 2 fois pour le nom largement supplanté par son synonyme mabôko. Il serait donc logique de décider que le mot le plus fréquent s’écrive sans accent et le plus rare garde le diacritique. Par exemple : ti de, ty tomber, main. Cela permettrait de rendre non ambiguë les trois phrases suivantes :

a) lo ti mbi : il est à moi ;

b) lo ty mbi : il est amoureux de moi ;

c) lo tï mbi : il est ma main (mon bras droit).

Ce dernier xemple est plus courant chez les locuteurs d'origine Ngbandi (Yakoma, Sango) que chez les autres, mais c'est une construction parfaitement correcte et attestée en sängö. Le gros inconvénient est qu’il faudra alors prendre ce genre de décision pour chaque ensemble de paires minimales présents et à venir et au cas par cas ! Et puisqu’il n’y a pas de règles générales, les gens devront apprendre par cœur l’orthographe de chaque cas particulier. Mais quelle autorité devra prendre cette décision à chaque fois , si ce n’est une structure nationale permanente?

  1. De nouvelles paires minimales peuvent toujours apparaître dans la langue, car le sängö est en constante évolution. Un exemple! En 1998, le mot mbîrîmbîrî droit, correct, ne faisait pas partie d'une paire minimale. On pouvait donc préconiser de l'écrire « mbirimbiri » si on ne note pas les tons. Deux ans plus tard, apparaissait le mot mbirimbiri (avec des tons bas) qui signifie en profondeur. Faut-il revenir sur la notation du premier mot et préconiser de le noter avec les tons ou bien proposer d'écrire le nouveau mot d'une autre manière?

Au lieu de réunir une commission pour trancher la question à chaque fois qu'un problème comme celui-là apparaît, il me semble plus simple d'adopter dès le départ le principe d'écrire les mots avec leurs tons (pas nécessairement avec des diacritiques), même quand il n'entrent pas dans une paire minimale. Comme cela, on n'a pas besoin de modifier arbitrairement l'orthographe des mots quand de nouvelles paires minimales apparaissent plus tard dans la langue.


D. La notation excessive des tons:

Selon les expériences faites dans d’autres langues à tons on a fait les observations suivantes:

1. Si aucun ton n’était marqué, la lecture était beaucoup plus pénible et le nombre d’erreurs de prononciation et de compréhension augmentaient par rapport aux textes où les tons étaient marqués sur les paires minimales.

2. Si tous les tons étaient marqués, la lecture était plus lente que si seulement certains tons étaient marqués. En plus la densité des tons détournait l’attention des lecteurs à tel point qu’ils ne tenaient parfois plus compte de leur présence et leur signification, ce qui amenait le lecteur à faire des erreurs également sur les paires minimales.

3. On a obtenu de meilleurs résultats en faisant une économie des tons et en introduisant un trait distinctif seulement pour les paires minimales.

Conclusion:

La différenciation entre les paires minimales est nécessaire, mais en faisant l’économie des tons on obtient de meilleurs résultats.

Observation de MDK: La comparaison avec « d'autres langues à tons » est extrêmement vague. De quelles langues à tons s'agit-il? Les linguistes africanistes savent que les langues africaines à tons sont très variées quant à l'utilisation des tons. Le sängö utilise trois registres comme la plupart des langues oubanguiennes, tandis que le lingála n'en utilise que deux comme une grande partie des parler gbáyá en Centrafrique. Cependant le ngbaka utilise quatre registres et si on va au nord Cameroun, on trouve des langues comme le tupuri qui en utilisent cinq.

En ce qui concerne la stabilité des tons, on observe une diversité encore plus grande. Tandis que certaines langues, comme le kabyè du Togo, ont une réalisation très instable des tons en raison de l'intonation et des contextes, et présentent des failles tonales et des terrasses, d'autres, comme le sängö, montrent une très grande stabilité des tons lexicaux dans l'énonciation. Le senufo, le bete et le wobe de Côte d'Ivoire sont écrits avec les tons et des caractères spéciaux, tandis que dans le même pays, le diula s'écrit sans tons. Enfin, les tons grammaticaux sont très importants en banda et en ngbandi, alors qu'ils sont réduits à la seule marque du virtuel en sängö. On ne peut donc pas considérer que les choix orthographiques faits pour d'autres langues à tons soient automatiquement valables pour le sängö, pas plus que les choix faits pour le sängö ne sont automatiquement exportables.

Enfin, lorsque l'auteur dit qu'on obtient « de meilleurs résultats » en faisant l'économie des tons, on aimerait savoir par rapport à quels objectifs ces résultats sont évalués? En effet, si on se donne comme objectif d'enseigner la lecture et l'écriture des tons, les résultats ne peuvent être excellents que si ces objectifs étaient atteints dans un temps raisonnablement imparti. Si par contre, comme cela se passe dans certains programmes d'alphabétisation accélérée des adultes, on veut créer des alphabétisés en quarante-cinq jours, on a tout intérêt à ne pas intégrer les tons dans l'écriture de la langue, et les résultats seront forcément meilleurs compte tenu du bref temps imparti. Songez que les six tons de la langue vietnamienne sont inscrits dans l'orthographe latine de cette langue, et cela ne donne pas des résultats moins bons parce qu’on prend le temps de les enseigner sérieusement.

Si l'on considère que l'orthographe d'une langue est établie pour permettre l'utilisation de cette langue dans toutes les activités de la vie et, en particulier de la vie de la nation lorsqu'il s'agit d'une langue nationale officielle comme le sängö, on doit opter pour des solutions orthographiques qui respectent autant les contraintes culturelles de la langue que les aspirations légitimes du peuple qui la parle et qui le seul à devoir vivre avec le standard écrit, une fois établi pour plusieurs générations.

La conclusion de l'auteur a été rédigée de façon à favoriser la décision de ne pas noter les tons. Pour être plus neutre, elle aurait dû être libellée comme suit: « On obtient de meilleurs résultats en faisant l'économie des tons, excepté pour les paires minimales, car la différenciation entre les paires minimales est nécessaire ». Cette conclusion est en réalité une option que l'on peut poser comme hypothèse et que l'on peut expérimenter sur place en Centrafrique, sans qu'il soit nécessaire d'évoquer pour la justifier les choix faits pour d'autres langues à tons dans d'autres pays. Comme je l'ai mentionné plus haut, si on fait ce choix pour le sängö, sous réserve que ce choix soit fait par une instance officielle centrafricaine , cela entraînera inévitablement une réforme légale de l'orthographe officielle, car cela introduit dans le lexique du sängö une zone qui échappe à toute règle générale.

Observations concernant l’écriture du sango:

A. Remarque:

La définition d’une personne lettrée n’inclut pas seulement la capacité de pouvoir lire mais aussi la capacité d’écrire. Si nous parvenons seulement à enseigner la lecture, mais pas l’écriture du sango, les apprenants aussi bien que leur formateurs seront toujours des semi-lettrés. Notre objectif est de former des gens capables de lire et d’écrire le sango avec assurance.

Observation de MDK: Cette remarque est tout à fait juste et je la partage complètement. Je voudrais simplement ajouter que l'apprentissage de la lecture est toujours plus facile que celui de l'écriture. En effet, dans la lecture, l'apprenant acquiert une compétence de consommateur. Il n'est pas responsable de ce qui est écrit, mais tente de l'interpréter du mieux qu'il peut. Avec de la pratique et du temps, il peut devenir un très bon lecteur relativement vite et en conséquence développer plus de confiance en soi et d'assurance. Dans l'apprentissage de l'écriture, par contre, l'apprenant produit du texte écrit, d'abord en copiant des modèles, et finalement en créant ses propres textes une fois qu'il a plus d'assurance. Le temps nécessaire pour devenir un très bon scripteur est toujours bien plus long que celui qu'il faut pour devenir un très bon lecteur. Même en écrivant avec assurance, tout le monde ne devient pas écrivain pour autant. C'est un autre niveau de maîtrise de la langue écrite que seuls ceux qui ont du talent peuvent atteindre. Il est donc raisonnable de viser à former des gens lettrés qui sauront lire et écrire le sängö avec assurance, tout en gardant en mémoire que les temps d'acquisition de ces deux compétences sont toujours décalés. Il faut aussi garder à l'esprit qu'on établit pas l’orthographe d'une langue uniquement pour résoudre un problème d'alphabétisation des adultes qui se pose à soi dans le temps présent, mais pour que la langue soit apprise et utilisée par plusieurs générations d'enfants, d'hommes et de femmes. Ceux qui apprendront l'orthographe dès leur jeune âge auront beaucoup moins de difficulté d'assimilation que ceux qui la découvre aujourd'hui en tant qu'adultes avec tous leurs acquis et leurs préjugés en tête!


B. Observations faites par la SIL pendant ses deux cours de formation d’écrivains:

Les participants n’étaient pas mal disposés à l’égard de l’orthographe officielle. En ce qui concerne les graphèmes, avec très peu d’instructions ils ont pu faire le transfert à cette nouvelle orthographe. La notation des tons cependant posait beaucoup de problèmes. Les dirigeants des cours ont constaté que:

1. Seuls les linguistes et les maîtres de chorales réussissaient à marquer correctement les tons.

Les autres personnes n’étaient pas suffisamment conscientes des tons, pour pouvoir les marquer. Ils rédigeaient de bons textes sans ton, et ensuite les donnaient aux linguistes pour y ajouter les tons.

Observation de MDK : Il n'est pas étonnant que les linguistes et les maîtres de chorales soient plus conscients des tons que les autres, en raison de leur entraînement. Par contre, il est surprenant qu'aucune méthode d'enseignement des tons n'ait été mis en oeuvre pour entraîner les gens à prendre conscience des tons. Ce n'est pas parce que les gens parlent avec des tons qu'ils en ont une conscience aiguë sans entraînement. Si une telle méthode a été appliquée, alors elle a été inefficace ou n'a pas été évaluée. Pourquoi aucune indication n'est donné sur ce point?


2. Il y a eu beaucoup de discussions, même parmi les linguistes au sujet des tons de certains mots, à cause des différences dialectales et des idiolectes.

Observation de MDK: L'orthographe officielle permet d'écrire toutes les variantes. Seule une étude statistique permet de dire si une variante est plus fréquente qu'une autre et ainsi de la proposer comme la variante standard. Toutefois, très peu de mots connaissent ce genre de variation libre dans les tons. La variation libre est un phénomène qui concerne aussi les consonnes et les voyelles pour un petit nombre de mots à chaque fois. Par principe, on accepte toutes les variantes, quitte à ce qu'une se dégage avec le temps et l'usage comme standard.


3. Les langues maternelles influencent la capacité de transcrire les tons. Les personnes de langues maternelles n’ayant que deux niveaux de tons, c’est-à-dire le ton haut et le ton bas, avaient beaucoup de difficultés à distinguer entre le ton haut et le ton moyen.

Observation de MDK : Ceci est tout à fait normal! Il est même possible que les personnes qui parlent une langue à deux niveaux de tons ne puissent jamais être capables de distinguer un ton moyen avec certitude. Il s'agit essentiellement des locuteurs d'une partie des parlers gbáyá de l'ouest centrafricain. Cette particularité fait qu'on les reconnaît immédiatement à leur accent quand ils parlent sängö avec deux tons. Mais ce n'est pas du tout une raison pour renoncer à noter le sängö avec ses trois niveaux tonals d'origine, comme le prononce la majorité des Centrafricains! Il existe un sous-groupe Sara qui n'a dans sa langue ni /f/ ni /v/, et qui parle sängö en remplaçant systématiquement ces sons par /p/ et /b/. Ils disent « puku tî burü burü » au lieu de « fuku tî vurü vurü ». Va-t-on en tenir compte pour retirer de l'orthographe officielle du sängö les lettres /f/ et /v/? Certainement pas! Les gens qui ne peuvent vraiment pas reconnaître et réaliser aisément le ton moyen n'ont pas d'autre choix que d'apprendre la bone orthographe des mots à tons moyens avec l'aide des dictionnaires et des textes, sans se fier à leur intuition. C'est exactement ce que font des centaines de millions de gens qui apprennent l'anglais (ou le français) dont l'orthographe est très loin d'être intuitive, cohérente et régulière! Et ils ne s'en sortent pas plus mal!

4. Les tons lexicaux ne sont pas stables dans certains contextes, mais sont influencés par l’intonation. Ceci complique leur perception.

Observation de MDK: Faux! Je ne connais aucun ton lexical en sängö qui ne soit pas stable à cause de l'intonation. J'aurais voulu avoir des exemples pour en juger. Le sängö est précisément une langue dans laquelle les intonations significatives arrivent toujours en fin d'énoncé, lorsque la phrase a été entièrement prononcée avec les tons lexicaux bien stables. Les deux seules intonations qui influent sur l'ensemble de l'énoncé sont l'intonème élégiaque qui élève d'une octave le registre de l'énonciation, et l'intonème confidentiel qui abaisse d'une octave ce même registre. Mais même dans ces deux cas, les écarts relatifs entre les tons sont préservés. Alors l'affirmation (4) ci-dessus me surprend énormément. Je pense qu'elle s'explique plutôt par une mauvaise connaissance du phénomène évoqué.

Conclusion:

Les personnes sans formation linguistique ou musicale sont rarement suffisamment conscientes des tons pour les marquer, même s’ils les prononcent correctement. La capacité de pouvoir noter les tons n’est pas liée à l’intelligence, mais le fait d’insister sur leur notation résultera en sentiment d’échec et de frustration chez la plupart des personnes. Obliger les personnes à mémoriser l’orthographe de chaque mot ou à le chercher dans un lexique n’est pas souhaitable.

Observation de MDK : Les deux premières phrases de cette conclusion contiennent des remarques très justes. Par contre, si l'auteur ne souhaite pas « obliger les personnes à mémoriser l’orthographe de chaque mot ou à le chercher dans un lexique  », elle n'a pas d'autre choix que de demander une réforme de l'orthographe officielle, une réforme qui supprimerait la notation des tons tout simplement! Et même comme cela, rien ne dit que ces personnes n'iraient pas voir dans un dictionnaire comment s'écrit un mot composé ou un mot qu'elles ne connaissent pas!


C. Implications pédagogiques:

Les animateurs d’alphabétisation et les instituteurs qui ne maîtrisent pas la notation des tons seront toujours dépendants du syllabaire. Ils seront obligés de se contenter de copier et ne se sentiront pas capables d’écrire des textes originaux au tableau de peur de faire des erreurs; ils ne se sentiront pas libres non plus d’encourager leurs apprenants de tenter de le faire.

Quand aux apprenants, même s’ils réussissent bien dans l’apprentissage de la lecture, ils risqueront d’hésiter à s’exprimer par écrit.

Observation de MDK: Ces affirmations expriment clairement un parti pris contre la notation des tons. Pourquoi ne pas développer des méthodes d'enseignement innovants et performants pour l'apprentissage de l'écriture avec les tons, au lieu de préconiser l'abandon des tons uniquement pour ne pas faire l'effort de bien former quelques animateurs et instituteurs! Il faut souligner que ce ne sont pas tous les animateurs ni tous les instituteurs qui éprouvent des difficultés à noter les tons, mais uniquement ceux qui parlent une langue maternelle à deux niveaux tonals et ceux qui n'ont pas été suffisamment bien formés!

Conclusion:

L’économie de tons encouragera plus l’apprentissage de l’écriture et la rédaction créative.

Observation de MDK : La conclusion exprime sans surprise le parti pris qui sous-tendait déjà les remarques faites plus faut. On aurait pu aussi conclure en recommandant une meilleure formation pour les animateurs et les instituteurs, tant en formation permanente qu'en formation initiale dès l'école normale.


Observations concernant l’acceptation de l’orthographe officielle:

A. Les réactions négatives et positives:

Les personnes qui ne valorisent pas les langues nationales et celles qui lisent depuis des années des écrits basés sur l’orthographe française, réagissent souvent négativement à la nouvelle orthographe. Ils ont des préjugés et trouvent l’orthographe officielle moins sophistiquée parce qu’elle ne ressemble pas à l’orthographe du français. L’avantage de l’orthographe officielle cependant -à l’exception des tons-, est qu’elle s’apprend et s’emploie avec aisance.

Une situation vécue illustrant cet état de fait:

Une vendeuse de légume affirmait qu’elle savait lire. Quand on lui a présenté un livret en sango écrit avec l’orthographe officielle, sa réaction a été: “C’est quelle langue, ça?” Elle a été très étonnée de savoir que c’était le sango, écrit avec une nouvelle orthographe. Après quelques mots d’explication et après avoir suivi la lecture de deux phrases, la femme a continué la lecture du livret sans hésitation. Le livret et l’orthographe ont trouvé son approbation.

Conclusion:

Il y a des préjugés contre l’orthographe officielle, mais c’est un code très valable.

Observation de MDK : Je souscris totalement à ces observations. Cependant, faut bien souligner que l'orthographe du sängö sans la notation des tons n'est pas conforme à l'orthographe officielle, mais un avatar de cette dernière.


B. Les pas vers la standardisation:

Plusieurs missions et organisations non-gouvernementales ont déjà adopté et appliqué l’orthographe officielle, à l’exception de la notation des tons. Elles ont commencé à rédiger leurs nouvelles publications et à réviser les anciennes en utilisant les graphèmes prescrits par le décret de 1984.

La résistance pour la majorité des gens se limite à cette surabondance de diacritiques.

La Société Biblique Centrafricaine, voyant la résistance en ce qui concerne les tons, a adopté l’orthographe officielle, mais n’a marqué les tons que sur quelques paires minimales. Le Nouveau Testament est apparu l’année passée, l’Ancien Testament est en préparation.

Ceux qui se sont soumis à la pression de marquer les tons ont rencontré des obstacles et ont vu que leur audience tolérait les diacritiques, mais n’était pas trop enthousiaste pour leur utilisation.

Observation de MDK: Ces constatations sont tout à fait exactes et restent encore valables aujourd'hui. C'est bien pour cela que j'ai proposé récemment (en décembre 2005 précisément) une révision de l'orthographe officielle avec des règles de notation contextuelle des tons qui réduisent fortement la fréquence des diacritiques dans un texte.

Conclusion:

La standardisation d’une orthographe se fait par le dialogue et en accord avec tous ceux qui sont impliqués dans l’enseignement et dans la production de la littérature. Il serait bon de trouver un compromis permettant d’avancer dans la standardisation de l’orthographe du sango avant que de nombreuses publications utilisant diverses orthographes ne voient encore le jour. Une fois parvenus à ce compromis, il serait bon de décourager les divergences dans les écrits à paraître.

Observation de MDK : C'est bien pour cela que j'ai proposé à toutes les organisations qui sont intéressées par le sango écrit de tester les propositions de réforme de l'orthographe du sängö et de venir en débattre à une table ronde, avant la fin de cette année 2006 à Bangui.


Remarques concernant les arguments cités par quelques linguistes en faveur de la notation exhaustive des tons:

A. Introduction:

Deux arguments sont retenus par quelques linguistes en faveur de la notation des tons sur chaque syllabe:

1. Pour faciliter ou permettre l’apprentissage de la langue par des locuteurs centrafricains et étrangers

2.Pour faciliter et permettre la diffusion de nouveaux termes techniques qui sortiront pour le sango en développement.

Ces deux raisons, bien que valables, sont assez limitées et ne devraient pas imposer la notation des tons au détriment de toute une population.

Observations de MDK: Ce ne sont pas les seuls arguments mis en avant par les linguistes pour préconiser la notation des tons dans l'orthographe. Il faudrait ajouter ceux-ci:

  1. Pour permettre à tout lecteur de lire correctement tout mot nouveau (technique ou non) rencontré dans un texte afin de l'identifier plus sûrement dans un dictionnaire. En effet, le sängö est une langue en pleine évolution où la création lexicale (spontanée ou intentionnelle) est importante.

  2. Pour garantir la diffusion des prononciations standards et éviter la multiplication des variantes de prononciation. En effet, non seulement de nombreux vocabulaires sont créés chaque jour, mais encore la pratique accrue du sängö écrit entraînera une diffusion par l'écrit de nombreux vocabulaires qui étaient auparavant régionaux ou limités à un sociolecte. Le lecteur qui rencontre un mot inconnu ne va pas s'arrêter de lire, ni le sauter. Il lira le mot avec n'importe quels tons (pour ne pas rester planté) et continuera sa lecture. Ce faisant, il génèrera une prononciation du mot qui ne sera pas forcément la prononciation juste. Ce qui est une source de variation, voire de confusion.

  3. Parce qu'une personne alphabétisée qui n'a pas appris à lire correctement les tons ne pourra que difficilement progresser dans la connaissance de la langue écrite. En effet, pour chaque nouveau mot qu'il rencontrera dans ses lectures, il devra demander autour de lui si quelqu'un connaît ce mot afin de pouvoir le prononcer correctement. L'exemple suivant illustre exactement ce que je veux dire ici. Dans la suite du présent document (trois pages plus loin, section C) l'auteur cite le mot « pôlôlô » sans en donner la signification. Il se trouve que je ne connaissais pas ce mot, mais au moins je peux le prononcer correctement parce qu'elle a pris la peine de l'écrire avec les tons. De ce fait je peux l'identifier avec certitude dans un dictionnaire ou le demander à quelqu'un s'il le connaît. C’est ce que j’ai fait pour apprendre qu’il s’agit du sifflement de la fin d’un match par l’arbitre. Il aurait pu s'agir d'une variante de « hôlôlô » vide ou de « polêlê » publiquement et non de « fêrêrê » sifflet. Mais si les tons n'étaient pas marqués, l'éventail de mes tâtonnements aurait été beaucoup plus grand, car je dois déjà me demander comment le prononcer. Est-ce pôlôlô, polôlô, pololo, pôlolo, pôlôlo, pôlolô, ou polôlo? Si je demande de l'aide à quelqu'un en lui donnant la mauvaise prononciation, cette personne ne pourra pas reconnaître le mot, même si elle le connaissait. C'est exactement comme mettre l'accent tonique au mauvais endroit dans un mot anglais! Cela rend le mot méconnaissable. Si on garde à l'esprit que le sängö est une langue officielle nationale en plein développement, et que le sängö écrit sera de plus en plus utilisé dans tous les domaines de communication, et que, de ce fait, les mots nouveaux connus des uns et ignorés des autres seront de plus en plus courants, la seule façon de garantir la diffusion et l'apprentissage correcte des mots exprimés dans un sängö standard est de les écrire avec les tons, et d'enseigner aux gens à les lire avec les tons. Ceci devrait être considérée comme une partie intégrante de la formation de base d'une personne véritablement lettrée en sängö.

  4. Considérer que la notation des tons se fait « au détriment de tout une population » est tout simplement faux. D'abord, parce que, la très grande majorité de la population centrafricaine parle des langues qui ont trois niveaux tonals comme le sängö et parle le sängö avec trois tons. Et ensuite parce que c'est dans l'intérêt de la population de disposer d'une langue écrite claire parce que plus précise. La notation des tons facilite l'apprentissage des mots non seulement pour le débutant, mais aussi pour l'auto-instruction permanente par la lecture. Elle réduit l'éventail des interprétations et des tâtonnements. Les messages courants tout comme les textes juridiques , les modes d’emploi techniques et les textes spécialisés peuvent être interprétés de façon plus sûre avec les tons. Enfin, comment peut-on affirmer que noter les tons dans l’orthographe est « au détriment de tout une population » après avoir reconnu que c’est nécessaire dans les ouvrages d’apprentissage de la langue ?. Le seul problème, c’est la fréquence élevée des diacritiques. La solution n’est pas dans le suppression des tons mais dans la réduction des diacritiques sans perdre l’information sur les tons, afin de préserver une norme orthographique unique pour tous les usages de la langue

  5. Enfin, il n'appartient pas à la SIL de décider de ce qui est bien ou non pour la population centrafricaine. Cette décision revient de droit au peuple centrafricain représenté par ses élus, son Gouvernement et ses institutions nationales chargées de concevoir et de mettre en oeuvre la politique linguistique de l'État. Ce sont eux, et eux seuls, qui sont légitimement comptables des intérêts du peuple centrafricain. La SIL peut faire des propositions, comme tout conseiller technique, mais elle n'a pas à prendre de décision en lieu et place des Centrafricains.


B. Au sujet de l’apprentissage du sango:

D’abord, le sango se répand surtout par voie orale et non par l’écrit. C’est par le contact avec les locuteurs et non par le contact avec les livres que la majorité des Centrafricains apprennent à parler le sango.

Observations de MDK: C'est la situation actuelle, parce que la majorité de la population centrafricaine est analphabète dans sa propre langue, car le sango n'est pas enseigné à l'école de façon systématique et générale. Cette situation est nécessairement appelée à évoluer si le sängö est enseigné dans les écoles. Une orthographe standard unique va justement contribuer fortement à faire évoluer cette situation en facilitant la diffusion de l'écrit en sängö.


Une fois qu’un mot a été appris, il sera aussi reconnu dans l’écrit, si le locuteur sait lire le sango et s’il a accès à la littérature.

Observations de MDK : La possibilité d'apprendre de nouveaux mots directement par la lecture deviendra de plus en plus courante dès lors qu'une seule orthographe standard est utilisée dans toutes les publications. Il n'est pas raisonnable de choisir l'orthographe standard du sängö par rapport à une situation précaire appelée à évoluer, car ce choix concerne aussi plusieurs générations de futurs lettrés.


C’est vrai que les étrangers apprennent souvent les langues par l’intermédiaire des livres. Ce serait très à propos de préparer, pour eux, un matériel d’acquisition de langue qui emploie une orthographe appropriée ayant un caractère plus linguistique. En fait, il en existe déjà plusieurs.

Observation de MDK : Cette solution préconise clairement l'emploi de plusieurs orthographes, chacune étant appropriée à telle ou telle situation particulière. Dans ce cas, nous n'aboutirons jamais à une seule orthographe standard pour notre langue. Notre souhait, à nous, linguistes centrafricains, est de doter notre langue d'une seule orthographe standard stable et utilisable dans toutes les situations. Il suffit qu'une personne (étranger ou non) apprenne à lire et à écrire le sängö dans cette seule orthographe pour être capable de lire et d'écrire une lettre privée, un article de journal, une page sur la Toile, un discours politique, une note administrative, une recette de cuisine, un manuel d'utilisateur pour un appareil, un chèque, une ordonnance, une étiquette, une pancarte publicitaire, etc. Tout cela doit être pris en compte, parce que le sängö est une langue officielle et nationale appelée à assumer un jour tous ces usages. Il ne serait pas raisonnable de devoir changer d'orthographe à chaque situation de communication écrite. Et même si cela était théoriquement possible, ce n'est pas notre souhait, car nous pensons sincèrement que ce n'est pas une bonne chose pour nous qui aurons à vivre avec un tel choix!


C. En ce qui concerne la diffusion de nouveaux termes techniques:

Très peu de termes créés artificiellement dans un “laboratoire linguistique” seront acceptés par la population en général.

Observations de MDK : Il est évident que Mme Elke Karan n’est absolument pas au courant des méthodes utilisées en terminologie culturelle pour développer des termes techniques. Si elle en avait, ne fut-ce qu'un aperçu élémentaire, elle saurait que les termes ne sont pas créés « artificiellement dans un laboratoire linguistique » mais en cherchant dans les diverses cultures traditionnelles centrafricaines et dans un échange permanent avec des informateurs issus des populations et ayant une connaissance très approfondie de leurs coutumes. Il convient cependant de rappeler qu'un vocabulaire technique n'est pas d'abord destiné à la « population en général » mais aux gens qui travaillent en permanence dans un domaine de spécialité. Par exemple, si l'on veut développer une culture attelée dans une zone agricole, c'est avec les paysans qui travailleront avec les attelages et pour eux que sera développé le vocabulaire technique de cette culture en sängö. Ce vocabulaire n'est pas destinée aux membres d'un orchestre de jazz ni à la « population en général ». Il s'installera dans la sängö comme un vocabulaire technique d'un domaine de spécialité. Et c'est tout ce qu'on demande! Nous ne souhaitons pas obliger les Centrafricains à changer d'orthographe chaque fois qu'ils changent de domaine technique ou d'activité spécifique.


L’idée que le sango doit être développé par des créations linguistiques plutôt que par des emprunts est une idée erronée. Toutes les langues de grande diffusion contiennent un grand nombre d’emprunts, surtout pour les termes scientifiques et technologiques.

Observations de MDK: Ici encore, Mme Elke Karan n'est absolument pas au courant des gigantesques activités développées dans tous les pays développés (des Etats-Unis au Japon en passant par l'Europe et le Proche-Orient) pour créer plusieurs centaines de millions de termes techniques dans chacune des langues de grande diffusion (anglais, espagnol, français, arabe, chinois, etc) en recourant le moins possible à l'emprunt, sans cependant bannir celui-ci. Il existe aujourd'hui de nombreuses organisations nationales et internationales consacrées à l'activité terminologique (ex. Infoterm, Termium, Termcat, Termlat, BTQ, ISO etc.). Sans être totalement exclu, l'emprunt n'est qu'une des solutions disponibles et on y recourt qu'à bon escient, car utilisé abusivement, l'emprunt détruit purement et simplement la langue réceptrice des mots empruntés. Le vocabulaire élémentaire du sängö courant comprend environ 1500 mots simples (non composés). Mais le vocabulaire minimal de la bureautique (avec Open Office.org version 1.4) comporte environ 5600 termes! Ces termes existent en anglais et ont été traduits (et non pas empruntés) en français, en allemand, en espagnol, etc. Le sängö devrait-il les emprunter sans aucun effort de traduction? En supposant que l'emprunt est fait à partir du français, la phrase en (a) ci-dessous donne une idée de ce à quoi ressemblerait un Guide de l'Utilisateur écrit dans un tel « sängö ». La phrase Cliquer sur la commande 'Ouvrir' dans le menu pour charger le fichier dans une fenêtre serait ainsi rendue:

(a) « Cliquer na ndö tî commande 'Ouvrir' na yâ tî menu nî sï mo charger fichier nî na yâ tî fenêtre nî. »

A part les mots grammaticaux de liaison, tout le vocabulaire technique significatif serait en français, langue d'origine de l'emprunt ici. A ce sängö là, nous préférons celui-ci :

(b) « Ngôko li tî mbëlä 'Dakpa' na yâ tî motarâka nî sï mo yâla kuru nî na yâ tî ngisë nî ».

Ceux qui auront à apprendre la bureautique en sängö (et il y en a déjà beaucoup qui l'apprennent en français dans les cybercafés de Bangui) apprendront le vocabulaire technique nécessaire. Comme c'est souvent le cas en terminologie, les termes techniques sont, pour une grande part, des mots de la langue courante qui prennent un sens spécialisé dans un domaine technique particulier. C'est ici le cas de ngôko « cogner avec la phallange des doigts » utilisé ici au sens de « cliquer », mbëlä « ordre, commande » utilisé avec le sens technique de « commande », dakpa « ouvrir grandement (la bouche) » utilisé ici dans le sens technique de « ouvrir (un fichier) », yâla « soulever, charger » utilisé avec le sens technique de « charger (un fichier) ». Les trois derniers mots sont des emprunts puisés à la fois dans la culture traditionnelle et les langues régionales centrafricaines. Lors d'une séance de travail à Bangui en décembre 2004, j'ai expliqué que le mot technique « menu » est une métaphore qui vient de la gastronomie européenne, un de mes informateurs a proposé le mot gbaya « motarâka » qui désigne un ensemble d'étagères que les chasseurs construisent dans les campements de chasse pour fumer la viande. Les personnes présentes ont immédiatement réagi favorablement à cette proposition, et nous l'avons donc utilisé depuis pour traduire le terme technique « menu ». Le mot kuru « file, rangée », plus connu à l'est du Centrafrique, vient du ngbandi et traduit très adéquatement le mot anglais « file » que le français rend par « fichier ». Enfin le mot ngisë, également du ngbandi, désigne l'espace vide délimité par un cadre, ce qui correspond exactement au concept de « espace de travail » en informatique, concept que Microsoft a baptisé « windows » en anglais et le terme fut traduit par « fenêtre » en français. Comme on le voit avec ces trois derniers mots les mots empruntés passent pratiquement inaperçus lorsqu'ils proviennent de langues partageant le même creuset cutlurel avec la langue emprunteuse. Sans cela, il faut beaucoup de temps pour qu'ils s'intègrent. Le développement très rapide des technologies et de la science aujourd'hui ne laisse plus la possibilité aux langues de se développer lentement en digérant tranquillement les emprunts faits aux voisins comme autrefois. D'où la nécessité de créer des organisations de normalisation et de terminologie, tant au niveau national qu'international, pour préserver la diversité linguistique et dynamiser le développement des langues émergeantes (comme le sängö et de nombreuses langues dans le monde).


S’il y a des nouveaux mots à diffuser pour lesquels la prononciation n’est pas bien connue, ce sera la tâche des formateurs, de la radio et de la télévision de faire passer ce nouveau vocabulaire. Par exemple, le mot “pôlôlô” n’a pas été appris par les livres, mais par les matchs de football, et la radio.

Observations de MDK L'importance du rôle des média, en particulier de la radio et de la télévision, dans la diffusion des mots nouveaux est incontestable. Je l'ai toujours considéré comme une voie royale pour la diffusion du sängö standard. Cela ne doit pas cependant nous faire oublier que si nous cherchons à doter le sängö d'une orthographe standard, c'est bien pour rendre possible la diffusion à grande échelle du sängö écrit. Et pour cela, il nous faut une seule orthographe standard. C'est une curieuse conception que de tirer argument du fait que les média assurent très bien leur rôle dans la diffusion du sängö oral pour se contenter de demi-mesures dans la diffusion du sängö écrit!


Il y a aussi la possibilité, dans les écrits techniques et informatifs, d’utiliser l’orthographe avec l’économie des tons, et de donner l’orthographe linguistique entre parenthèses, jusqu’à ce que l’emploi du mot soit bien répandu.

Observations de MDK : Si on applique cette « possibilité » à la phrase (b) du Guide de l'Utilisateur d'un logiciel de bureautique, phrase analysée plus haut et reproduite ci-après pour votre confort:

« Ngôko li tî mbëlä 'Dakpa' na yâ tî motarâka nî sï mo yâla kuru nî na yâ tî ngisë nî ».

on aurait ceci :

« Ngoko (ngôko) li ti mbela (mbëlä) 'Dakpa (dakpa)' na ya ti motaraka (motarâka) ni si mo yala (yâla) kuru (kuru) ni na ya ti ngise (ngisë) ni ».

Au bout de combien d'occurrences l'écrivain peut-il être sûr que le mot technique répété entre parenthèses est suffisamment « bien répandu » pour qu'il n'ait plus à le répéter? Les termes techniques sont évidemment très fréquents dans un texte technique. Cette pratique aboutira rapidement à dédoubler presque tout le vocabulaire significatif du texte et donc le texte lui-même!Où est l'économie? Aussi bien pour l'écrivain, pour l'éditeur que pour le lecteur, l'économie est ici un leurre. La proposition ci-dessus n'est qu'une énorme ineptie.


Recommandations de la SIL:

La SIL encourage le Gouvernement de la République Centrafricaine à définir sa position au sujet de l’orthographe officielle décrétée en 1984, surtout en ce qui concerne la notation des tons dans le sango écrit.

La SIL recommande fortement:

I. le développement et la promotion d’une orthographe pratique qui applique l’économie des tons avec son application dans les domaines suivants:

Education formelle et non-formelle

  • dans toute littérature de post-alphabétisation des adultes

  • dans le matériel de lecture employé dans les écoles après l’enseignement de base

  • dans l’enseignement de l’écriture, tel que les dictées et la rédaction

  • dans tout matériel didactique des autres matières

Médias

  • dans toute littérature destinée aux lecteurs expérimentés, y compris la terminologie nouvellement introduite dans le sango s’il ne s’agit pas d’un mot qui fait partie d’une paire minimale. (L’orthographe avec tons peut être donnée entre parenthèses.)

La SIL recommande aussi:

II. le maintien de l’orthographe qui exerce une notation exhaustive des tons avec son application dans les domaines suivants:

Education formelle:

  • Dans le matériel didactique de base qui enseigne la lecture du sango

  • Dans l’initiation à la rédaction avec la notation exhaustive dans les classes de l’enseignement supérieur.

Oeuvres linguistiques:

  • dans tout matériel linguistique, tel que les dictionnaires, les rapports de recherche linguistique et le matériel destiné à l’apprentissage du sango.


La SIL recommande aussi:

III. De laisser aux organisateurs des classes d’alphabétisation de l’éducation non-formelle, le libre choix entre la notation exhaustive ou économique des tons dans le matériel didactique qui enseigne la lecture du sango.

IV. Une formation qui assure chez les animateurs de l’éducation non-formelle et chez les instituteurs, la maîtrise de la lecture avec la notation économique et exhaustive, et la maîtrise de l’écriture du sango, au moins, avec la notation économique des tons.

Observations de MDK : Ces quatre recommandations de la SIL n’auront plus de raison d’être si une seule norme orthographique est adoptée avec la réduction des diacritiques.


V. L’emploi plus répandu de l’orthographe officielle du sango dans les nouvelles publications.

  • Toute organisation, organisme, et entreprise qui risque d’imprimer quelque chose en sango doit être sensibilisé au règlement en vue de travailler pour un sango écrit qui est uniforme dans les livres, sur les affiches, les t-shirts, les calendriers, les banderoles, ainsi que sur l’écran.

  • A cause des lecteurs déjà habitués à l’ancienne orthographe, la réimpression des anciennes publications devrait être permise, de même que l’impression d’une nouvelle publication dans l’ancienne orthographe afin de satisfaire les besoins des personnes attachées à l’ancienne orthographe.

Observations de MDK: Je soutien fortement le premier point de cette quatrième recommandation. Quant au second point, il est discutable. Si les personnes dont il est question ici sont dans l’impossibilité physique et intellectuelle de migrer vers la nouvelle orthographe, alors il est parfaitement recevable que l’on prenne des mesures spéciales en leur faveur, sachant que ces mesures peuvent conduire à la longue à les couper du reste de la population. Si par contre, elles ne veulent tout simplement pas adopter la nouvelle orthographe par choix personnel, je ne vois pas pourquoi la société devrait leur réserver un régime spécial ! C’est à elles d’assumer les conséquences de leur choix ! Notons enfin que le point 2 de cette cinquième recommandation ouvre la voie à la légalisation de l’ancienne orthographe et donc à une troisième norme du sängö. Si l’ensemble des recommandations de la SIL étaient adoptées, le sängö devra s’écrire de trois façons différentes (avec tons, sans tons et à l’ancienne) selon le public à qui le texte est destiné. Ce serait la fin de toute standardisation effective de l’orthographe de la langue !


En ce qui concerne le décret du 28 janvier 1984:

La formulation du décret no. 84.025 du 28 janvier 1984 ne présente aucun obstacle et permet l’application des recommandations citées ci-dessus. Le décret cite en détail les graphèmes à utiliser et décrit la manière dans laquelle les tons doivent être notés, mais ne mentionne nulle part que la notation exhaustive des tons est obligatoire. Une simple interprétation du décret, permettra de faire un grand pas en avant dans la bonne voie en vue de la standardisation du sango écrit, et évitera un échec et des frustrations au niveau de son enseignement et au niveau de la production du matériel.

Observations de MDK : Je fais remarquer que le décret ne dit pas non plus que l'utilisation des graphèmes préconisés était obligatoire. Si on suit Mme Elke Karan dans son interprétation du décret, on aurait pu tout aussi bien écrire le son [u] avec /ou/ dans un texte sängö destiné à des apprenants francophones, avec /oo/ si le texte sängö est destinés à des apprenants anglophones, avec /oe/ dans un texte destiné à des apprenants néerlandophones, et accessoirement avec /u/ comme le précise le décret lorsque le texte est destiné aux analphabètes centrafricains! On serait en droit de le faire sous-prétexte que le décret n'a pas dit expressément que l'utilisation du graphème /u/ était obligatoire pour noter le phonème /u/.

En 1998, j'avais demandé à des juristes centrafricains, et en particulier au Magistrat Joseph Mandé Djapou, agrégé en Droit, qui fut le rédacteur du texte du décret, leurs avis sur les remarques de Mme Elke Karan ci-dessus concernant sa lecture du décret. Ils ont été unanimes à me répondre ceci:

  1. Concernant le caractère obligatoire de la notation exhaustive des tons, il faut savoir que le décret est un texte juridique qui a force de loi. Il est auto-performant. Le simple fait de prescrire comment s'écrivent les tons fait obligation à quiconque applique le décret de les écrire ainsi que stipulé. Ne pas noter les tons ou les noter autrement est une transgression avérée du décret, même si aucune pénalité n'est envisagée à l'encontre du contrevenant.

  2. Concernant l'interprétation du décret. Il faut rappeler que seul le juge est habilité à interpréter la loi et à dire le droit. Il n'appartient pas au citoyen, et encore moins à une personne étrangère (physique ou morale) d'interpréter le décret.

  3. Le décret ayant été pris par le Président de la République ne peut être modifié que par un autre décret présidentiel.


Le décret n'envisage donc qu'une seule norme orthographique. Le problème majeur que pose l'application intégrale de l'orthographe officielle est la fréquence excessive des diacritiques dans un texte. La bonne solution est celle qui réduit la fréquence des diacritiques tout en conservant l’information tonale et l’unicité de la norme orthographique pour tous. Une telle solution conduit nécessairement à une réforme de l’orthographe officielle actuelle. La proposition que j’ai faite dans le texte intitulé « Pour une notation contextuelle des tons en sängö » apporte une telle solution. Pour le moment, cette proposition est adoptée par l’Institut de Linguistique appliquée de Bangui, c’est pourquoi je peux en parler comme notre proposition.


Notre proposition


    1. Conserver une seule orthographe standard pour tous.

Ainsi, le sängö écrit sera le même pour tous les usages et tous les usagers, quelles que soient leurs origines, leurs modes de pensées, leurs croyances, leurs activités, leurs conditions physiques, leur âge, etc. Tout ce qui s’écrirait en sängö sera accessible à tous les lettrés pareillement. C’est ce qui fonde et justifie l’existence même d’un texte légal comme le décret sur l’orthographe officielle du sängö. C'est ce qui s'est toujours fait pour la quasi totalité des grandes langues écrites qui ont accompagné les grandes civilisations.

    1. Conserver l’intégralité de l’orthographe officielle actuelle comme règles de base.

En tant que règles de base (RB), les dispositions prévues dans l’orthographe officielle actuelle s’appliquent automatiquement et intégralement, excepté dans les contextes décrits au point (3) ci-après. C’est cette exception qui nécessite une réforme de l’orthographe officielle. Dans la majorité des cas, c'est l'orthographe officielle actuelle qui s'applique intégralement.

    1. Ajouter à ces règles de base deux règles contextuelles qui permettent de réduire de façon significative la fréquence des diacritiques.

Ces règles ne concernent que les contextes où un même ton (haut ou moyen) est répété successivement dans un même mot. C’est ce qu’on appelle un « contexte isotone ». Il existe en sängö deux types de contextes isotones : le type CVV (consonne, voyelle, voyelle) et le type CVCV(CV), le nombre de CV pouvant varier de deux à cinq. En conséquence, nous proposons un premier groupe de règles contextuelles (RC1)pour régir le contexte CVV, et un deuxième ensemble de règles contextuelles (RC2) pour régir le contexte de type CVCV(CV).. Les mots qui présentent un mélange des deux contextes (par exemple : CVVCVCV ou CVCVV) sont régis successivement par les règles RC1 et les règles RC2.
Pour de plus amples informations sur ces règles contextuelles, nous vous conseillons de consulter le site suivant :
http://sango.free.fr

Ce site est aussi une application concrète de l’orthographe réformée que nous proposons afin que chacun se rende compte de ce que cela donne. Cela permet de mieux en discuter.

    1. Appeler toutes les organisations centrafricaines concernées par le sängö écrit de participer aux tests de ces propositions, puis à une table ronde pour en discuter.

A ce jour une dizaine d’organisation centrafricaines ont accepté de participer aux tests. La période des tests, initialement prévue pour six mois (de janvier à juin 2006) sera prolongée jusqu’en 2007 pour permettre la compilation des résultats et des avis de chaque organisation. Une table ronde poura être organisé en 2007 pour en débattre ensemble.

    1. En cas de validation de tout ou partie de ces propositions par la table ronde, ou de consensus sur une autre norme unique,  recommander à l’Etat centrafricain une réforme de l’orthographe officielle.

La table ronde n’est pas une instance de décision, mais elle est importante, car elle permet à toutes les organisations concernées de se parler, de rechercher ensemble une solution acceptable par la majorité, si ce n'est par tous, afin d'aboutir à un standard unique à recommander à tous et à proposer au Gouvernement. A cette fin, une ou plusieurs alternative(s) crédible(s) peuvent être également proposée(s) pour test durant la période de test et ensuite à la table ronde pour être débattue(s).

    1. Le choix du standard appartient de droit aux Centrafricains

Ce sont eux, leurs enfants et leurs petits-enfants qui auront à vivre avec le choix qu'ils auront fait. S'ils choisissent de ne pas réformer l'orthographe officielle actuelle, ils devront accepter de l'appliquer intégralement, sans se plaindre de la fréquence des diacritiques, ni chercher à la contourner par différentes interpétations personnelles du décret. S'ils choissent de réformer l'orthographe officielle, ils ont tout intérêt à préserver un seul standard orthographique pour tous. Certains domaines d'utilisation (apprentissage, justice, sciences et technologies) ont besoin de plus de précision dans les textes sängö et donc de la notation des tons (pas forcément avec des diacritiques). D'autres usages (journaux, courrier) se satisfont de textes moins précis et recherchent l'économie des diacritiques. Nous pensons sincèrement que la proposition que nous leur faisons est le meilleur compromis possible entre les différents besoins contradictoires des utilisateurs pour arriver à un standard unique pour tous et qui puisse durer dans le temps, parce qu'elle est basée sur des règles simples que toutes les générations peuvent apprendre, et non sur les décisions arbitraires de commissions de langue dont la durée de vie n'est pas toujours assurée.



Marcel Diki-Kidiri

Chargé de Recherches au CNRS

Langage, Langues et Cultures d'Afrique noire

7 rue Guy Môquet

94801 Villejuif cedex 1

France

kidiri@vjf.cnrs.fr

mdkidiri@free.fr